Critique de l'économie politique de l'eau et alternative collaborative

Selon que l'on considère l'eau, et en général, l'accès à l'eau et l'assainissement, comme un bien commun, un bien social et un droit humain fondamental, ou à l'opposé, comme une marchandise et/ou un moyen permettant d'imposer les citoyens, la politique de gestion sera différente: elle sera privée, publique ou sociale, et reposera ou non sur la participation démocratique des citoyens et des travailleurs[1].

La gestion privée de l'eau existe dans le monde entier et ses conséquences sont maintenant connues: dégradation de la qualité de l'eau, augmentation des fuites d'eau, détérioration des infrastructures et augmentation des prix[1][2]. Les conséquences de la gestion publique, sociale ou communautaire, fondée sur la coopération entre les collectivités locales ou régionales, les coopératives, les syndicats et autres collectifs communautaires sont également connues: implication effective des citoyens, qualité renforcée des services et prix plus bas[1][3].

Les principaux modes de gestion sont au nombre de quatre: 1) gestion privée, 2) gestion par l'Etat, 3) gestion par la collectivité locale ou régionale, 4) gestion collaborative et coopérative. Il existe des combinaisons, mais cela ne modifie pas les catégories de base.

On trouvera dans ce qui suit une critique des modèles politico-économiques actuels de gestion de l'eau, et une présentation de la gestion collaborative comme alternative dans un contexte d'économie sociale et solidaire et de démocratie directe, fondée essentiellement sur la participation démocratique des citoyens, des travailleurs et de l'autorité locale.

La gestion privée: les profits des entreprises privées

Dans le cas de la gestion privée, les investissements, l'infrastructure et la ressource en eau relèvent généralement du public, et la gestion ainsi que la distribution de l'eau sont assurées par le secteur privé. Le partenariat public-privé est le schéma habituel de privatisation qui a ouvert la voie à de nouvelles possibilités de profit par l'exploitation de la ressource en eau, alors que celle-ci appartient à tous en tant que bien commun, et le travail incorporé dans la fourniture d'eau et l'assainissement (le traitement, le contrôle de la qualité, la distribution, etc.) et en fin de parcours, l'appropriation de la valeur ajoutée produite par les travailleurs. Les bénéfices supplémentaires provenant de la maintenance de l'infrastructure, de la réalisation de projets techniques, etc., reviennent aux mêmes entreprises ou à d'autres. Le prix de l'eau payé par les citoyens est déterminé par le profit des sociétés et se situe bien au-dessus du coût véritable du processus qui va de la source au robinet.

La politique de privatisation de la gestion de l'eau n'est pas fortuite, elle fait partie intégrante de la tentative de privatisation des secteurs stratégiques de la société, de l'économie et de l'environnement (l'énergie, les ressources naturelles, la nourriture, la gestion des déchets, etc.) dans le cadre du néolibéralisme dominant, qui est l'expression contemporaine du capitalisme. Cette politique de privatisation néolibérale, qui va de pair avec une politique du capital financier d'une agressivité inconnue jusqu'alors, constitue une attaque sans précédent de la minorité la plus petite et la plus riche contre la grande majorité de la population, et amène un énorme transfert de richesse à partir des travailleurs et des classes aux revenus faibles et moyens vers une minorité, ce qui accroît la crise actuelle, que l'inégalité sociale a fait naître et a exacerbé, et expose le système à un désordre extrême[4]

La gestion par l'Etat et par les collectivités locales: des impôts pour les citoyens

Dans le cas où la gestion de l'eau est assurée par le gouvernement ou la collectivité locale, l'investissement, la propriété de l'infrastructure et de la ressource, ainsi que la distribution leur reviennent. Dans ce cas, l'exploitation de la ressource en l'eau, bien qu'elle soit la propriété de tous, et bien que le travail nécessité par la gestion de la ressource et par l'assainissement (le traitement, le contrôle de la qualité, la distribution, etc.) produit une valeur ajoutée venant des travailleurs, amène aussi le gouvernement ou la collectivité locale à requérir un impôt indirect. Le prix de l'eau payé par les citoyens est déterminé par la taxe à la valeur ajoutée requise par le gouvernement ou la collectivité locale, et il est donc plus élevé que le coût réel des opérations qui mènent de la ressource au robinet.

Par conséquent, la gestion par le gouvernement ou la collectivité locale, fonctionne comme un moyen d'exiger un impôt indirect, dont on sait qu'il est l'impôt le plus injuste. Il faut noter que dans ce cas, des sociétés privées peuvent faire des profits sur la maintenance des infrastructures, le développement de projets techniques, etc.

On pourrait objecter qu'un gouvernement ou une collectivité locale n'est pas dans l'obligation d'obérer le prix de l'eau avec ce genre d'impôt, et qu'il suffit d'élire le bon gouvernement ou la bonne autorité locale. Cela signifie que la gestion de l'eau sera remise en question tous les 4 ou 5 ans. L'histoire montre que le transfert, d'un groupe de personnes à un autre, de décisions dont dépend la vie des citoyens est source de problèmes.

Deux questions essentielles qui demandent des réponses claires

Il y a donc deux questions capitales: en premier, qui a privatisé et privatise encore maintenant l'eau partout dans le monde? On le sait, ce sont les gouvernements, les collectivités locales et territoriales.

Ce qui amène la deuxième question: dire non à la privatisation, l'empêcher par tous les moyens, mais pour faire quoi? Laisser la gestion de l'eau aux mains des gouvernements, collectivités locales et territoriales? C'est-à-dire aux mains des institutions qui ont privatisé ou privatisent actuellement? Mais on revient alors au problème initial.

Quelle est donc la réponse? Si l'eau appartient à tout le monde, si c'est un bien commun, un droit humain, alors il doit y avoir un contrôle et une gestion sociale. Tous les citoyens sont les véritables propriétaires, les gestionnaires, avec la démocratie directe, l'égalité, la solidarité, l'absence de profit, l'absence d'impôt. Comment cela est-il possible? 

L'alternative collaborative de Thessalonique – L'initiative K136

En 2011 à Thessalonique, une proposition a vu le jour jour, selon laquelle, avec 136 euros par foyer (par compteur d'eau), les citoyens prendraient possession et géreraient la Compagnie de l'eau et de l'assainissement de Thessalonique – EYATh (par vente du gouvernement); ce qui ferait de l'eau potable un bien social, empêchant ainsi la privatisation. L'idée prit le nom de K136[5].

Cette idée fut dès le début au centre des luttes syndicales contre la privatisation de EYATh pendant la décennie de 2000 à 2010, qui vit le débat passer du syndicat des travailleurs de l'EYATh aux rassemblements de la place de la Tour Blanche (le mouvement des « indignés »), puis aux débats dans les initiatives citoyennes pour la démocratie directe, l'économie sociale et solidaire, et enfin à la création "à la base" du K136, indépendant des partis politiques, des organisations et de tous les intérêts économiques et politiques.

Les trois premières années (de 2011 à 2014), le K136 a lutté dans chaque municipalité, communauté, quartier (en continu, semaine après semaine) contre la privatisation de l'EYATh, a créé 12 coopératives bénévoles dans 12 des 16 municipalités de la région de Thessalonique. Des centaines de personnes se sont investies directement ou indirectement dans les coopératives (qui ont constitué la base des volontaires dans le cadre du référendum contre la privatisation de EYATh en 2014), et des milliers de gens ont été tenus au courant du projet de coopérative.

Les bases de la proposition d'alternative collaborative et coopérative

  1. Création de coopératives bénévoles dans toutes les municipalités et communautés.Tous les citoyens en sont membres.
  2. Création d'une union réunissant toutes les coopératives de l'eau à but non lucratif.
  3. Le service eau et assainissement est propriété collective des coopératives.
  4. Les personnes détiennent des parts de leur coopérative mais pas des parts du service eau et assainissement (ce qui voudrait dire une privatisation selon la « formule Thatcher », c'est à dire « le capitalisme populaire »).
  5. Les parts de la coopérative ne peuvent pas être vendues à n'importe qui, parce qu'elles correspondent aux compteurs d'eau. Ainsi, aucun individu ou aucune entreprise ne peuvent contrôler les coopératives, ni le service eau et assainissement.
  6. La gestion de l'eau et de l'assainissement est non lucrative. Il ne peut pas exister de profit pour ces coopératives. D'ailleurs, le profit et la taxe n'ont pas de sens puisque les citoyens sont à la fois propriétaires et gestionnaires et ne peuvent donc pas se vendre l'eau entre eux. Le prix de l'eau est ce qu'elle coûte.
  7. Dans les coopératives le principe « une personne - un vote » reste valable quelque soit le nombre de parts détenues.
  8. Les coopératives fonctionnent dans le contexte d'une économie sociale et solidaire. Le bénéfice est partagé entre tous les citoyens-membres (c'est l'économie sociale) et en même temps l'accès à l'eau et à l'assainissement est garanti à tous même ceux qui ont peu de ressources (c'est l'économie solidaire).
  9. Les coopératives fonctionnent selon le mode de la démocratie directe. Les décisions sont prises par les assemblées des coopératives et non par le conseil d'administration des coopératives ou le conseil d'administration du service eau et assainissement.
  10. Les représentants des coopératives transfèrent les décisions prises dans les assemblées de citoyens à l'assemblée de l'Union des Coopératives et au conseil d'administration du service eau et assainissement, qui exécutent et n'ont pas le pouvoir de décision.
  11. La gestion de l'eau prend en compte la protection de l'environnement et le risque du changement climatique.
  12. Il n'y a pas aliénation du travailleur par rapport au produit de son travail[6].

Quelques questions théoriques à clarifier

Il faut qu'il soit absolument clair qu'aucune coopérative ne peut faire partie de l'économie sociale et solidaire si elle n'est pas fondée sur les principes énoncés plus haut. « En ce qui concerne les coopératives actuelles, elles n'ont de valeur que si elles ont été créées librement par les travailleurs et qu'elles ne sont pas sous la protection du gouvernement ou de la bourgeoisie »[7]. En effet, « que les travailleurs veuillent créer les conditions de la production coopérative à l'échelle de la société, et d'abord à l'échelle de la nation, dans leur propre pays, veut seulement dire qu'ils travaillent à bouleverser les termes actuels de la production et que cela n'a rien à voir avec la création de coopératives avec l'aide de l'Etat »[7]. « Si la production se fait sur le mode de la propriété coopérative des travailleurs, alors les modes de distribution en vue de la consommation seront différents de ceux d'aujourd'hui »[7].

Le concept d'autogestion des services de l'eau et de l'assainissement par les travailleurs et tous les citoyens d'une région, qui rejette l'appropriation de la valeur ajoutée par les capitalistes, est un exemple d'une approche plus générale qui affirme que l'absence de ce concept a été la cause déterminante de la destruction des politiques sociales et de l'Etat-providence dans les pays capitalistes[8]. Il faut noter que cette approche est la conséquence logique des théories scientifiques et des analyses de la valeur ajoutée qui ont prévalu pendant un siècle et demi[9].

Il y a donc « une victoire encore plus grande de l'économie politique du travail sur l'économie politique de la propriété. Nous voulons parler du mouvement coopératif... »[10], dont il faut admettre qu'il comporte un terrible problème, identifié quelque 150 ans plus tôt, qui est que « les associations de travailleurs pourraient gérer les usines, les fabriques, pratiquement toutes les sortes d'activité et immédiatement améliorer les conditions de vie dans une large mesure. Mais cela ne laisserait aucune place aux patrons. Quelle horreur ! »[11]

Des exemples historiques de réussite de coopératives de l'eau

La gestion coopérative de l'eau n'est pas une nouveauté, il existe de nombreux exemples dans l'histoire. Parmi ceux-ci:

  • Espagne : gestion coopérative de l'eau à Barcelone pendant la guerre d'Espagne. La compagnie Agbar, qui reprit la gestion après la défaite des forces démocratiques, bénéficia des réformes incroyables accomplies par la coopérative.
  • Bolivie : la Banque Mondiale a reconnu que la coopérative de Santa Cruz fut la seule instance dans le pays à fournir de l'eau à tous les citoyens de la ville.
  • Argentine : à Buenos Aires, après le départ de la compagnie Enron, la coopérative des consommateurs et des travailleurs a géré la distribution de l'eau avec succès[12].
  • Mexique : au Chiapas, les coopératives constituent le pilier économique des Zapatistes. Tout est organisé en coopératives avec une politique fondée sur la démocratie directe, sur l'éducation, l'économie solidaire et la propriété collective, avec la participation active du grand nombre dans la vie de la communauté[13].

La convergence vers une alternative collaborative

A Thessalonique, après le référendum de 2014, pour lequel 218.002 personnes (51 % des votants aux élections locales) ont voté dans 181 lieux de votes, avec un pourcentage écrasant de 98 % en faveur du « non » à la privatisation de EYATh, après que le Conseil d'Etat ait déclaré inconstitutionnelle la privatisation des compagnies de l'eau; après que la Cour d'Athènes ait statué contre TAIPED (HRADF – Hellenic Republic Asset Development Fund) qui, en l'absence de toute transparence ou justification, avait exclu l'Union des coopératives de l'eau des citoyens de Thessalonique de l'appel d'offres pour l'achat d'EYATh (la révélation de l'opacité de la procédure montre que les coopératives avaient eu raison de participer à l'appel d'offres), la privatisation de EYATh a été un choc douloureux[14][15].

L'assemblée du K136 considère qu'il est temps de mettre au point une proposition positive, qui puisse rencontrer l'approbation d'une majorité de la société et promouvoir l'articulation de la gestion de l'infrastructure et des ressources en eau par le gouvernement et/ou la collectivité locale ou territoriale d'une part avec la propriété et la gestion du service de l'eau et l'assainissement par les coopératives d'autre part, avec la participation des communautés locales et des travailleurs dans la gestion, comme les statuts des coopératives de l'eau le prévoient déjà[14][16].

C'est une proposition qui va dans le sens d'une économie sociale et solidaire, dans le sens de la démocratie directe, et dont l'ambition est de construire une société et une économie fondées sur le besoin, et non sur le profit, une société dans laquelle le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous. 

Kostas Nikolaou, member of Initiative K136

La traduction en grec de cet article est sur le site web de Initiative K136

Bibliographie

[1] Nikolaou K., "Water in the World: Social good or commodity?" For Environmental Education, 3 (48), 2013 Also in Dialektika, 22.3.2012, (in Greek)

[2] Food and Water Europe, "Public-public partnerships. An alternative model to leverage the capacity of municipal water utilities", 2012

[3] Public Services International and Transnational Institute, "Public-public partnerships (PUPs) in water", March 2009

[4] Nikolaou K., "Science and crisis: Approaching socially equitable exit", Proceedings of 21th Panhellenic Conference on Chemistry, Thessaloniki, 9-12.12.2011. Also in Dialektika, 10.12.2011, (in Greek)

[5] Initiative K136

[6] Nikolaou K., "The possibility of cooperative management of water supply and sanitation. The case of Thessaloniki" For Environmental Education, 3 (48), 2013 (in Greek)

[7] Marx K., "Critique of the Gotha Programme", Ed. Kampitsi, Athens

[8] Wolff R., "Workers self directed enterprises", Lecture, Berlin, 5.11.2011

[9] Marx K., "Grundrisse - Fondements de la critique de l' économie politique", Ed. Anthropos, Paris, 1968

[10] Marx K., "Inaugural Address of the International Working Men's Association - The First International", 1864, Marxists Org.

[11] Marx K., "The Capital. A critique of political economy ", Ed. Lawrence and Wishart, London, 1954

[12] Kallis G., "Water is everyone's business - There are alternatives to privatization", Greeklish, 24.1.2014 (in Greek)

[13] Rodríguez S., "Las cooperativas son el pilar económico del zapatismo", La coperacha, 11.6.2014

[14] Nikolaou K., "The referendum on the water of Thessaloniki", European Water Movement, 2014

[15] Initiative K136, "Decision of the Athens Court against HRADF", European Water Movement, 2014

[16] Initiative K136, "Press release", European Water Movement, 2014