Ouverture de l'European Water Assembly
Introduction par Pedro Arrojo Agudo, Prof. Emérite du département d'Analyse Economique – Université de Saragosse.
LE CONTEXTE DE CRISE GLOBALE DE L'EAU
Nous affrontons une Crise Globale de l'Eau dans la Planète Eau, la Planète Bleue, produite par la convergence de 3 grandes failles critiques:
- La crise de non durabilité de nos écosystèmes aquatiques
- La crise d’inégalité et de pauvreté
- La crise de gouvernance des services d'eau face aux pressions de privatisation
Une Crise Globale de l'Eau dans le contexte de dégradation morale du système capitaliste dans cette phase néo-libérale caractérisée par la dictature du pouvoir financier.
Nous devons affronter ce DÉFI MORAL en mettant au centre de la conscience et de la lutte sociale les principes de durabilité, d'équité et de justice.
Dans l'UE nous vivons dans un contexte légal et institutionnel, en matière de gestion des eaux, complexe et même contradictoire que nous devons analyser avec soin pour que ces principes moraux puissent être pris en compte lors de l'élaboration de politiques publiques adéquates.
Dans les grandes lignes, l'UE a promu, avec la Directive Cadre de l'Eau (DCE), une législation progressiste en matière de valeurs environnementales ; elle ignore cependant les valeurs sociales les plus élémentaires, en orientant les élites mondiales vers une privatisation des services urbains de distribution d'eau et d'assainissement.
COMMENT EXPLIQUER QUE L'UE APPROUVE UNE DCE ENVIRONNEMENTALEMENT AMBITIEUSE?
Devant la catastrophe écologique et la dégradation systématique de nos rivières et de nos aquifères, le système capitaliste lui-même a été obligé d'ouvrir des espaces de sensibilité aux pressions du mouvement écologiste, allié aux mouvements des victimes des grands barrages et des transferts d’eau, ainsi qu'avec les milieux techniques et académiques. À la fin des années 90 et au début des années 2000, un mouvement social et intellectuel s'est constitué, ayant pour formule une Nouvelle Culture de l'Eau, qui a mobilisé plus de 1 million de personnes en Espagne; précédemment, en France, SOS Loire Vivante était parvenue à arrêter la construction de grands barrages dans la Haute Loire. En Norvège, le peuple Sami avait stoppé le barrage d'Alta. Ces mouvements, avec beaucoup d'autres, ont fini par inspirer un nouveau cadre légal : celui de la Directive Cadre de l'Eaux. Il y est assumé le défi de passer d’une vision de la « Gestion de la ressource » à une nouvelle vision « éco-systémique » qui remet en cause le vieux paradigme qui date de la Renaissance de « Domination de la Nature » pour assumer, au moins en théorie, le nouveau paradigme émergent de « durabilité ou développement durable ». C'est ainsi qu'aujourd'hui, la Directive Cadre européenne assume comme OBJECTIF CENTRAL le défi de RÉCUPÉRER LE BON ETAT ÉCOLOGIQUE des rivières, lacs, zones humides et aquifères.
Il est important de souligner que cette VISION ECO-SYSTEMIQUE, est paradoxalement contradictoire avec la VISION NÉO-LIBÉRALE qui domine globalement les politiques européennes… Une vision traditionnelle qui considère l'eau comme une simple « RESSOURCE », qui est facilement DIVISIBLE, APPROPRIABLE, PRIVATISABLE ET REDUIT A L'ETAT DE MARCHANDISE. Toutefois, depuis la vision éco-systémique, une rivière, y compris son bassin versant, les delta, les estuaires, et les plates-formes côtières marines, sont gérés par les principes qu'établit la DCE; il est dés lors impossible de les subdiviser, de s'en approprier et de les réduire au rang de marchandise. L'objectif central de la DCE, à savoir récupérer et conserver le BON ETAT ÉCOLOGIQUE des rivières, des lacs, des zones humides et des aquifères, est impossible en partant d'une simple logique de marché, et il exige le renforcement et la complexification des institutions et capacités publiques dans ce domaine…
De plus, nous ne devons pas oublier que tout au long du XXème siècle, le concept productiviste de l'eau comme RESSOURCE a été en vigueur partout dans le monde, ce qui a produit des MODÈLES de GESTION PUBLIQUE, tant dans le système capitaliste comme dans le socialiste, basés sur ce que l'on appelle des STRATÉGIES « d'OFFRE », dans lesquelles, même dans pays capitalistes comme les USA ou l'Espagne, l'état « PAYE les COÛTS », en subventionnant de grands ouvrages hydrauliques, tandis que les GRANDS INTÉRÊTS PRIVÉS PROFITENT de DÉBITS énormes QUASI-GRATUITS pour tout type d'activités productives : agro-commerce, hydro-électricité, industrie, spéculation immobilière… Ce modèle comporte non seulement de FORTES INJUSTICES, mais encourage également le GASPILLAGE et une UTILISATION INEFFICACE de l'eau qui profite spécialement aux grands utilisateurs. Par ailleurs, ces stratégies « d'offre » produisent des dynamiques NON SOUTENABLES DE CROISSANCE DE LA « DEMANDE » qui justifient les GRANDES INFRASTRUCTURES (barrages et transferts d’eau), à la charge du trésor public, qui produisent des impacts sociaux et territoriaux inacceptables dans les communautés pauvres, augmentent les déséquilibres et les injustices inter-territoriales et produisent des impacts irréversibles et graves dans nos écosystèmes aquatiques. Le fait que la DCE propose des principes comme celui de « NON DÉTÉRIORATION » ou celui de « PRÉCAUTION » dans la gestion de risques (Changement Climatique) casse la VISION PRODUCTIVISTE et les STRATÉGIES « D'OFFRE ».
C'est dans cette ligne que se trouve l'appui du mouvement écologiste et des mouvements de victimes des grands barrages à l'exigence de nouveaux PRINCIPES de RATIONALITE ET de RESPONSABILITE ECONOMIQUE, comme façon de freiner la spirale de nouvelles demandes et la construction de méga-infrastructures hydrauliques… Nous avons cependant une question clef à débattre et clarifier, car ces principes de rationalité et de responsabilité économique peuvent être interprétés de deux manières: ils peuvent être compris, d'une part dans la cohérence défendue par les écologistes et les victimes; d'autre part comme s'accordant avec la logique néo-libérale et pouvant faciliter les processus de privatisation.
De mon point de vue, nous devons promouvoir des critères de rationalité et de responsabilité économique, mais en soulignant de quel type de rationalité économique nous parlons. La clé de voûte doit être de mettre en avant des principes éthiques de durabilité, d'équité et de justice, pour ensuite débattre des politiques et modèles tarifaires qui s'appuient sur des critères rationaux d'économie publique, cohérents avec ces principes, au contraire du modèle d'économie de marché.
EN CE SENS, JE PROPOSE DE FAIRE PORTER NOTRE EFFORT SUR UN DÉBAT QUI PERMETTE UNE CONVERGENCE FRUCTUEUSE ENTRE LE MOUVEMENT ÉCOLOGISTE, CELUI DES VICTIMES DES GRANDS BARRAGES ET CELUI QUI EST EN TRAIN DE SE CONSTITUER CONTRE LA PRIVATISATION DE SERVICES URBAINS D'EAU ET D'ASSAINISSEMENT.
LA POSITION EUROPÉENNE PAR RAPPORT AUX VALEURS SOCIALES EN JEU
Comme indiqué plus haut, l'UE maintient une position réactionnaire en ce qui concerne les valeurs sociales qui sont en jeu. De fait, l'UE conduit et promeut les politiques néo-libérales de la Banque Mondiale (BM) et autres institutions économico-financières, en soutenant activement la privatisation des services urbains d'eau et d'assainissement, selon le « modèle français » de privatisation, basé sur la stratégie du Partenariat Public-Privé (PPP). Un modèle de privatisation sophistiqué dont la clé pour le contrôle des affaires ne se base pas sur la possession de la majorité des actions des entreprises mixtes qu'il promeut (51% ou plus des actions en mains publiques), mais dans le contrôle de l'information et de la gestion de l'entreprise, qui est attribuée par contrat, à 100%, au partenaire privé, sous prétexte de complexité technologique et de gestion ("Know-How, Savoir Faire"…). D'autre part, les profits n'apparaissent pas clairement dans la rubrique des bénéfices de ladite entreprise mixte, mais sont dissimulés dans celle des « coûts », la formule pour cela consistant à « blinder » ce qui est appelé « marché d'inputs secondaires » ; c'est-à-dire, de bloquer pour 40 ou 50 ans les contrats publics d'achats et de sous-traitance de l'entreprise mixte, et les attribuer aux entreprises qui font partie du grand opérateur transnational…
Au sein de l'Europe, cependant, la situation est complexe et contradictoire. Tandis que la France, qui a la plus grande proportion de services privatisés, a entamé avec l'expérience de Paris un chemin intéressant de remunicipalisation, d'autres pays d'Europe centrale, comme la Hollande, avec une longue tradition de gestion municipale, aux racines bourgeoises, maintiennent un fort caractère institutionnel public en défense de ce qui est connu comme « un Municipal Welfare State » qui prend ses racines historiques dans l'initiative des bourgeoisies locales. Il s'avère significatif à ce sujet que l'implantation de la Directive Bolkenstein, qui force la privatisation de services publics, s’est trouvée au Parlement Européen face à un fort débat autour des services urbains d'eau et d'assainissement, de telle sorte qu'ils seront finalement exclus de cette Directive (bien que par une faible majorité de votes), en les considérant comme des « services d'intérêt public » et non simplement comme des « services économiques »… Quelque chose de semblable pourrait être dit à propos de la DCE, dans laquelle il n'y a pas eu consensus en matière de valeurs, de droits et de devoirs sociaux, ce qui a conduit « à déshumaniser socialement » la Directive…
Toutefois, au niveau international, la position européenne est, comme dans tant d'autres domaines, à double morale… La vision éco-systémique autour des valeurs environnementales est balayée, et à sa place, on favorise la vision traditionnelle « de ressource », en encourageant la BM à proposer des fonds publics, qui alourdissent la dette publique des pays, pour construire de grands barrages, à partir de stratégies « d'offre », dont profitent les grands constructeurs européens… En même temps, l'UE et nos Gouvernements sont extrêmement agressifs dans leurs pressions de privatisation des services d'eau et d'assainissement dans les pays en développement ou appauvris, en favorisant, au nom du LIBRE MARCHÉ, les affaires des grands opérateurs transnationaux, de la matrice européenne… C'EST L'HYDRO SQUIZOPHRENIE DE LA BANQUE MONDIALE…
PRETEXTE DE L'ACTUELLE CRISE: AUSTÉRITÉ OU SABOTAGE SOCIAL?
En matière de grands chantiers, le manque de fonds publics a paralysé beaucoup de grands projets hydrauliques conflictuels. De plus, ce manque de fonds publics permet d'introduire de nouvelles formules de Partenariat Public-Privé, dans lesquelles des investissements minoritaires des entreprises privées leur permettent de prendre le contrôle réel des bénéfices produits par ces infrastructures, même dans des secteurs productifs comme l’irrigation, dans lesquelles l'initiative privée n'est entrée que récemment, afin de jouir des débits régulés et subventionnés grâce aux fameuses stratégies « d'offre »…
Mais le front de la plus grande activité de privatisation continue de se situer dans le cadre des services urbains d'eau et d'assainissement, où le marché offre de meilleures perspectives à court et moyen terme… L'appauvrissement des caisses publiques, qui ont consacré beaucoup de moyens pour sauver le système financier, a conduit à la mystification dégradante du concept d'AUSTÉRITÉ. En prenant pour exemple l'économie familiale, le fait de vendre sa seconde résidence pour garantir des besoins de base comme l'alimentation, la santé ou l'éducation, semble cohérent. Par contre, si au nom de l'AUSTÉRITÉ, on nous impose de vendre la maison où nous vivons, cela n'est pas de l'AUSTÉRITÉ mais du SABOTAGE FAMILIAL… Nous sommes contraints de vendre bon marché, en situation d'extrême nécessité, et finissons par louer notre propre maison à celui qui nous l'aura achetée en nous imposant son prix; et nous n'avons pas d'autre choix que payer... C'est ce qui arrive en matière de services d'eau et d'assainissement : au nom de l'AUSTÉRITÉ, on nous impose de privatiser les services d'eau, ce qui revient à les vendre pour plusieurs décennies (40 ou 50 ans…) à des entreprises multinationales, qui le lendemain de les avoir acquis vont facturer ce qu'elles estiment nécessaire. Et le comble dans tout cela, c'est que ces opérateurs privés n'agissent même pas avec des fonds propres, mais qu'ils font appel à leurs partenaires financiers, soit les banques privées, qui ont elles mêmes accès aux fonds publics de la Banque centrale Européenne qui leur prête à un taux d'intérêt de 1% (presque gratuit)… C'est à dire qu'on nous achète notre maison avec notre argent, on nous la loue à prix d'or et par dessus le marché, on nous facture un supplément de 5% pour les frais financiers…
Il est nécessaire de mettre un terme à tout cela, et nous ne manquons pas d'exemples positifs, motivants et efficaces. Je suggère à ce propos:
- De combattre cette fausse AUSTERITE, de revendiquer la vraie AUSTERITE et dénoncer l'usage erroné de ce terme pour promouvoir des politiques de SABOTAGE SOCIAL; de même qu'il faut expliquer avec des arguments et des faits la perversité du modèle PPP.
- D'élever « la PRIME de RISQUE » des opérateurs privés lors d'investissements d'« achat » liés à des concessions, en activant la mobilisation sociale et en ouvrant des fronts judiciaires.
- De renforcer l'implication politique, en faisant valoir la cohérence de nouveaux modèles de gestion publique participative, avec des propositions comme l'Initiative Européenne en marche, qui devrait cristalliser, à partir de l'action de ces mouvements, en un vaste front politique, tant à Bruxelles que dans tous nos pays…
- D'exiger, chaque fois qu'un processus de privatisation est envisagé, la nécessité d'un REFERENDUM LOCAL, dans la mesure que cette solution compromettra un service basique pour 40 à 50 ans, alors que les corporations sont choisies seulement pour 4 ans…
- De diffuser les exemples de luttes et expériences efficaces et positives, comme celle de PARIS, de BOGOTA, de MADRID, de l'ITALIE…
SANS DOUTE, UN AUTRE MONDE EST POSSIBLE… SIMPLEMENT PARCE QU'IL EST NÉCESSAIRE.