Lumières et ombres de deux années de gestion publique de l'eau à Terrassa
Traduction en français d'un article du Salto Diario
En décembre 2020, cela fera deux ans que la société publique de gestion des eaux de Terrassa Taigua a pris le relais de la société privée MINA Aigües de Terrassa. Cependant, MINA maintient une partie de son influence par le biais de contrats et de services liés à l'eau, en vigueur aujourd'hui. Ni les délais de l'administration ni les réticences des mouvements sociaux à entrer dans l'institution n’ont permis de mener à son terme le processus de remunicipalisation de l'eau. La négociation de la création et de l'établissement des attributions de la société publique Terrassa Taigua et de l'Observatoire de l'eau de Terrassa n'a pas non plus été menée correctement avec le conseil municipal précédent.
En décembre 2019, à l'occasion de la première année de gestion publique de l'eau à Terrassa, l'adjointe au maire chargée du territoire et de la durabilité de la municipalité, Lluïsa Melgares, et le directeur de Terrassa Taigua, Ramon Vazquez, ont présenté les résultats des douze premiers mois : un million d'euros de bénéfices qui, pour la première fois en sept décennies, n'ont pas été distribués aux actionnaires d’une entreprise privée. Mais à quoi a servi l'argent gagné pendant la première année de gestion publique ? Principalement à maintenir, améliorer et réparer les pannes du réseau de distribution plutôt obsolète, comme annoncé à l'époque par la mairie. Les citoyens ont-ils pu décider d'une manière ou d'une autre à quoi cet argent devait servir ? La réponse est non.
Pour l'Observatoire de l'eau de Terrassa (OAT), l'organisme participatif municipal pour la gouvernance de la gestion de l'eau, il est essentiel d'approfondir les processus de participation citoyenne et de contrôle social de la gestion de l'eau. Beatriz Escribano est la présidente de l'Observatoire : "Nous n'avons aucune marge de décision sur la destination de l'argent provenant des bénéfices de la société publique de l’eau, au-delà de notre représentation dans le conseil d'administration de Terrassa Taigua", dit-elle.
Le conseil municipal, par la voix de l'adjointe au maire Lluïsa Melgares, assume que le rôle de l'OAT est de "demander au conseil municipal de se dépêcher et de mieux faire les choses, et il le fait bien". Mais elle souligne également que les délais et les méthodes de travail de l'administration sont inévitables : "Nous travaillons sur toutes les propositions qui nous parviennent de l’OAT, et je sais que l'administration est lente et que les citoyens sont pressés ; mais assumer toute la gestion de l'eau dans une ville comme Terrassa est très lent".
Terrassa est la co-capitale, avec Sabadell, du comté catalan du Vallès Occidental. Une zone fortement industrialisée depuis le XIXe siècle, lorsque se sont constituées une classe ouvrière qui travaillait dans les industries et une bourgeoisie qui se consacrait à l'accumulation du capital.
Malgré leur proximité avec Barcelone, Terrassa et Sabadell se sont forgés alors des identités différentes de celles de la capitale. Il y a un demi-siècle, à l'époque de la grande migration des familles du sud de l'Espagne en quête de travail et de vie digne, Terrassa a accueilli des dizaines de milliers d'immigrants. C'est à partir de ce moment qu'elle est devenue, avec Sabadell, une grande ville de la ceinture urbaine de Barcelone.
Les équilibres entre les sommets du triangle formé par Terrassa Taigua, la municipalité et l'observatoire sont difficiles. L’OAT, qui dispose cette année d'un budget d'environ 17 000 euros, ne souhaite pas être réduit, à terme, à un simple organe consultatif sans autres compétences. Anna Crispi est à la tête de la direction Eau du conseil municipal, et elle résume les fonctions de chacun des trois organes : "Les fonctions de la mairie, de Taigua et de l'OAT sont différentes et complémentaires. Le responsable du service et celui qui prend les décisions est la mairie. Taigua est le gestionnaire, qui assure le service et d'approvisionnement en eau de la ville. L'OAT a la fonction d'un organe participatif où des propositions sont faites et où le travail des deux autres est supervisé".
Pour Edurne Bagué, docteur en anthropologie sociale, les choses vont dans une autre direction : « Nous devons travailler plus dur pour que les citoyens puissent être responsables face au conseil municipal. Car si l'eau est un bien public, les gens doivent avoir quelque chose à dire, et c'est ce que le conseil municipal n'a pas encore compris. Il ne comprend pas ce que signifie travailler avec l’OAT ». Depuis 2015, le Dr Bagué étudie la Taula de l'Aigua et le processus de remunicipalisation de Terrassa, sujet de sa thèse de doctorat. L'experte constate que ces pratiques de participation réelle sont considérées, de la part de l'administration, comme envahissantes : « Les élus municipaux ne se mettent pas cela dans la tête, et cela entraîne un rejet de ce qu'ils considèrent être une remise en cause de leurs propres fonctions politiques et rôles ».
Que signifie pour l'administration le fait de travailler avec des militants et vice versa ? Ce débat, toujours présent dans les mouvements sociaux, a également touché l’OAT, qui a du surmonté une crise ce mois de mai lorsque son ancien président, Juan Martínez, a présenté sa démission dans une lettre faisant allusion à des raisons personnelles.
La démission de Juan Martínez est un tournant pour tout le mouvement de remunicipalisation de l'eau à Terrassa. Un mouvement qui a commencé à se dessiner après le lancement des mobilisations citoyennes du 15M, en 2011 ; qui a commencé à prendre forme en 2013, avec le projet politique « Procés Constituent » mené par Arcadi Oliveres et Teresa Forcades en Catalogne ; et qui s'est organisé en 2014, lorsque le mouvement pour la remunicipalisation de l'eau à Terrassa a établi des contacts avec la plateforme Aigua és Vida.
« La richesse de la Taula de l'Aigua est qu'elle assume le discours selon lequel l'eau n'est pas une marchandise et la remplit de contenu », explique l'anthropologue Edurne Bagué. « Il était essentiel, dans tout le processus de sensibilisation du public à la question de l'eau, que le groupe de travail du projet soit transversal, et que les personnes qui auraient pu avoir des réticences sur le processus soient présentes dès le début, apprenant au fur et à mesure des débats », conclut-elle.
L'atterrissage dans les institutions et l'effet rebond
Comme c'est le cas dans tout mouvement social réussi, quelque temps plus tard, le système se réorganise et il y a un effet rebond. MINA abandonne la gestion de l’eau mais elle peut continuer à escroquer pendant quelques années grâce aux contrats en cours et à l'évacuation des eaux usées et au drainage. La municipalité a vu comment elle doit soudainement traiter ces questions avec l'OAT, des gens très différents des dirigeants de MINA, mais ces derniers ont réussi à imposer leurs délais, leurs échéances et leurs méthodes.
Le mouvement social de l'eau a fêté son premier grand succès avec la remunicipalisation, mais suite aux difficultés à traiter avec l'administration et aux difficultés de la gestion interne du mouvement lui-même, qui se méfie parfois d'être dans l'administration, « l’impulsion est terminée », comme l'explique le vice-président de l’OAT, Francisco Rodríguez : « Le mouvement public de l'eau est dans une impasse. Juste au moment où nous terminions les négociations avec le conseil municipal, il y a eu des élections en 2015, et la majorité municipale a changé », explique M. Rodríguez, « ce qui a beaucoup ralenti les choses, et nous avons dû repartir de zéro avec le nouveau conseil municipal ».
Rétrospectivement, faisant le point et dépassant les débats internes et les difficultés d'approfondir le contrôle social de la gestion de l'eau, l’OAT souligne tout le travail réalisé depuis décembre 2018, date à laquelle le service est passé aux mains du public : « Nous avons pu échanger entre les groupes de travail de l'observatoire, les groupes de recherche universitaires, avec la municipalité et Terrassa Taigua, grâce à une plate-forme de communication très intense, qui nous fournit beaucoup de connaissances, clés pour développer les projets et les politiques futures », résume la présidente de l’OAT, Beatriz Escribano.
Près de deux ans après le passage en gestion publique, six contrats restent en vigueur entre MINA et la municipalité, avec une durée de validité de quelques années supplémentaires. Il s'agit de contrats de services tels que l'informatique, la location de locaux ou l'achat d'eau de puits, qui sont tous le résultat de l'accord conclu en 2018, au terme de la quatrième prolongation accordée à MINA après décembre 2016 : « Ces contrats répondent à l'intention de parvenir à un accord qui servirait à pacifier et à accélérer le processus afin que les citoyens de Terrassa disposent d’une eau publique », justifie l’adjointe au maire Lluïsa Melgares.
« En discutant avec des personnes de la municipalité », se souvient le vice-président de l'OAT, Francisco Rodríguez, « elles nous ont expliqué que parfois, quand quelqu'un demandait trop d'informations à MINA, sa présidente Marià Galí appelait directement le maire pour lui demander ce qui se passait, lui reprochant de ne pas bien s'occuper des questions d'eau. Et c'était la fin des questions ».
Certes, tous les témoignages demandés pour cet article coïncident pour souligner la grande tension qui a été vécue pendant tout le processus de remunicipalisation. Le maire, Jordi Ballart, a quitté son parti (le PSC) et la mairie en novembre 2017 en faisant allusion à des raisons personnelles : « Ce n'était pas seulement pour cette raison, - la démission est également attribuée à des désaccords avec son parti sur l'application de l'article 155, qui impliquait l'intervention de l'autonomie catalane - mais surtout la décision de municipaliser l'eau a provoqué une pression très importante des lobbies, et pas seulement de MINA », a déclaré l’adjointe au maire, Lluïsa Melgares. Ballart a fait état de menaces, et l'enquête policière est en cours. Par la suite, le maire a fondé un nouveau parti, Tot per Terrassa, avec lequel il a remporté les élections, et la mairie, en mai 2019.
Il n'est pas possible de savoir qui est coupable de ces pressions tant que justice n'est pas rendue, mais il est facile de nommer les entreprises qui composent le lobby dont parle l’adjointe au maire Melgares. En Catalogne, 80 % de la population reçoit de l'eau de sociétés privées ou de sociétés d’économie mixte, c'est-à-dire de sociétés dans lesquelles d’autres sociétés privées sont présentes. Parmi elles, 70 % de la population reçoit de l'eau de la société Agbar, filiale de la multinationale Suez, qui déclare un revenu annuel de plus de 15 milliards d'euros. Dans le reste du monde, 90 % des citoyens reçoivent de l'eau publique, en Espagne, 50 % et en Europe, 80 %. Agbar était le principal actionnaire de MINA à Terrassa. « Le point focal est Agbar », résume Miriam Planas, porte-parole d'Aigua és Vida, « ce monopole s'est construit sur des décennies dans notre pays, avec une concession de gestion de l'eau datant de l'époque franquiste. Cela s'est constitué dans le temps, jusqu'à la situation actuelle ».
Est-ce que cela convient ?
Un dispositif articulé et pluraliste tel que l’OAT peut-il s'intégrer dans l'administration publique ? À l'heure actuelle, avec des lois qui limitent la participation et les pratiques politiques, c'est difficile. Pour Miriam Planas, le mouvement de remunicipalisation à Terrassa « doit encore se développer, se consolider et se renforcer, et son succès dépendra de la possibilité pour les citoyens de reprendre effectivement le contrôle de cette gestion ».
Selon Hug Lucchetti dans son travail de fin d'études sur le processus de remunicipalisation de l'eau à Terrassa, « nous devons faire des propositions qui intègrent des changements dans les règles de participation pour inclure la perspective de coproduction et de cogestion des services et des politiques publiques, ainsi que construire de nouveaux récits qui aident à changer la culture politique actuelle qui se méfie de ce type d'innovations ». En même temps.
Comme le dit Edurne Bagué, « la privatisation se fait en un jour, mais le passage en gestion publique prend beaucoup de temps ». Sur un plan pratique, Miriam Planas rappelle que dans les prochaines années, des dizaines de villes de Catalogne verront la fin de leurs concessions de gestion de l’eau avec des entreprises privées. Si ces villes atteignent la date de fin du contrat avec le niveau de travail et d’organisation en réseau atteint à Terrassa, peut-être pourront-elles entreprendre un processus de remunicipalisation et aussi faire face aux problèmes, aux divergences et aux obstacles que suppose le fait de ne pas laisser le contrôle et le bénéfice de la gestion d'un bien et d'un droit fondamental comme le service de l'eau entre les mains d'entreprises privées.