La lutte pour le service public de l'eau à Bucarest

En septembre 2015, les procureurs anti-corruption roumains ont ouvert une enquête criminelle concernant les intermédiaires agissant pour le compte de la société privée ApaNova/Veolia, qui est le fournisseur des services de l'eau de Bucarest. Des conseillers municipaux de Bucarest étaient présumés avoir reçu des pots-de-vin pour faire accepter l'augmentation des tarifs. Les documents présentés par les procureurs montraient que le prix de l'eau avait doublé entre 2008 et 2015 (l'augmentation était de 125%). La suite de l'enquête menée en octobre et novembre 2015 a conduit à l'inculpation de la société elle-même pour, entre autres chefs d'accusation, une évasion fiscale présumée de 5 millions d'euros.

Les services de l'eau de Bucarest ont été privatisés en 2000 après une période transitoire de 2 ans durant laquelle s’est déroulée la procédure d’attribution de concession. La Banque Mondiale et l’International Financial Corporation, une filiale de la Banque Mondiale, jouaient le rôle de consultants. La décision d'externaliser les services de l'eau et de l’assainissement fut prise dans un contexte de faible qualité de ces services fournis par l’établissement public d'alors, la Régie Autonome. Cet établissement public avait besoin d’investissements de plus d'un milliard de dollars que la municipalité affirmait ne pas être en mesure de trouver.

Le vainqueur de la procédure d’attribution de concession fut donc ApaNova Bucarest, une société dont le principal actionnaire est Veolia Compagnie Générale des Eaux, une filiale du groupe français Veolia Environnement (Veolia détient 73,7 % des actions d’ApaNova Bucarest, la municipalité de Bucarest 16,3 % et une association des salariés 10 %). En 2008, le contrat a failli être résilié sous la pression d'un maire de l'un des secteurs de Bucarest. Ce maire contestait le contrat de concession lui-même et accusait ApaNova/Veolia de ne pas respecter les termes du contrat. Compte-tenu de l'affaire des pots-de-vin présumés versés par la société, les conseillers municipaux de ce maire abandonnèrent l'idée de la résiliation du contrat, et ApaNova se mit à augmenter les tarifs et ses bénéfices. Le bénéfice net communiqué par la société doubla au cours des années suivantes. Les bénéfices passèrent de 69.564.116 RON en 2010 à 140.851.950 RON en 2014, avec une marge bénéficiaire nette de plus de 18 % en 2014.

Le scandale d'ApaNova peut se concevoir comme le résultat de la philosophie néo-libérale qui s'est imposée après les années 1990 dans les pays de l'Europe de l'Est post-socialistes, sous la pression d'institutions telles que la Banque Mondiale ou l'Union Européenne. Mais cette histoire récurrente resterait incomplète si on ne prenait pas en compte les autres forces qui étaient à l'oeuvre dans ce cas.

La lutte pour le pouvoir visible dans l'affaire ApaNova/Veolia montre quelle tension existe entre l'État (la municipalité) et les grandes entreprises, ce qu'on désigne d'habitude à l'aide de l'euphémisme « les acteurs privés ». Les citoyens sont généralement absents de cette lutte pour le pouvoir.

Le rapport de la Commission européenne sur les progrès réalisés par la Roumanie sur la voie de l'adhésion publié en novembre 1998[1] disait que « en juillet 1998, le gouvernement a entrepris la réorganisation des administrations autonomes existantes, qui fournissent des services d'intérêt public et des activités commerciales, en sociétés nationales, mettant ainsi en place les bases d'une privatisation progressive. »

Il y avait d'autres éléments qui, à la différence de la privatisation, n'étaient pas inscrits dans ce programme. Dans le contexte de l'adhésion de la Roumanie à l'Union Européenne, on trouvait également de nouvelles lois qui ouvraient l'administration publique aux citoyens, telle que la loi 544/2001, la loi roumaine sur la liberté de l'information, ainsi que la loi 52/2003 sur la transparence dans l'administration publique. Mais d'autres changements conduisirent au monopole de quelques partis sur la vie politique, à la capture de l'État par ces partis politiques et par les mêmes politiciens qu'avant 1989. La loi, adoptée en en 2003, qui réglemente la formation de nouveaux partis politiques fait partie de ces changements. Cette loi n'était pas une exigence des institutions européennes, mais celle des nouvelles puissances locales du capital. Ce qui s'est probablement passé, c'est que face à l'ouverture du processus de décision dans le contexte de l'adhésion de la Roumanie à l'UE, les politiciens ont interdit aux citoyens et à toute concurrence politique éventuelle d'intervenir dans l'arène politique. La loi roumaine de 2003 sur la création de partis politiques, qui demandait la signature de 25.000 citoyens issus de 18 régions pour qu'un parti politique soit enregistré, s'avère être la loi la plus sévère pour l'adhésion à l'Union Européenne, et n'est surpassée que par les lois kazaks qui dressent des barrières à l'accès à la politique. La procédure instituée en mai 2015 fait de l'entrée en politique une affaire très coûteuse, qui n'est accessible qu'à ceux qui disposent de multiples ressources.

À la suite du scandale de la corruption accompagnant la hausse des tarifs des services de l'eau en septembre 2015, les conseillers municipaux actuels de Bucarest ne se sont pas livrés à l'examen du contrat avec la société. Ce qui s'exprimait localement en majorité, c'était une demande pour une nouvelle procédure de privatisation et pour un renforcement du contrôle de l'État sur l'exécution du contrat, ce qui est une demande libérale classique dans de tels cas. La privatisation, le mythe que les acteurs privés sont les meilleurs fournisseurs de services, maintient son emprise sur l'imaginaire local.

D'un autre côté, la gauche locale a demandé dans une pétition la remunicipalisation des services de l'eau, pétition qui a été officiellement enregistrée par le conseil municipal de Bucarest. L'idée est née pendant un meeting organisé par CriticAtac qui portait sur le programme de la gauche pour les futures élections municipales de 2016.

La pétition a été lue par le maire pendant la séance du conseil municipal de Bucarest en novembre 2015. Le 11 décembre, une réponse écrite, venant du chef des services municipaux, a été adressée aux pétitionnaires. Elle affirmait, s'appuyant sur des audits internationaux et des évaluations de la Banque Mondiale, que le contrat de concession était un succès avéré, et que s'il était abrogé, cela entraînerait des dépenses considérables pour le budget public, ainsi qu'une baisse de la qualité des services. Le 17 décembre 2015, le maire de Bucarest a annoncé que le prix de l'eau allait diminuer de 5 % en janvier 2016.

Alors que partout dans le monde, en particulier dans les pays capitalistes comme les USA ou la France, des villes remunicipalisent les services de l'eau qui ont été privatisés (et alors même que les institutions européennes ont cessé de promouvoir la privatisation de ces services), en Roumanie l'État semble purement et simplement vouloir renoncer à sa mission, en abandonnant ses services publics et/ou ses services sociaux. Sans doute le gouvernement roumain choisit-il de limiter les bénéfices, mais, en fin de compte, il accepte que des profits soient dégagés de la fourniture de services d'intérêt général.

Le seul service public qui semble recueillir la confiance des citoyens est celui qui est accompli (et dans de nombreux cas cela s'avère une vraie performance) par les procureurs anti-corruption. Pour la société roumaine, et c'est le cas pour le scandale de l'ApaNova/Veolia, la justice criminelle est jusqu'à maintenant la seule forme de justice existante. Comme l'a montré l'initiative de remunicipalisation, la vraie justice serait de mettre fin à ce contrat. Le véritable but est bien de faire revenir les services de l'eau sous l'autorité du Conseil Municipal. Cela doit néanmoins s'accompagner du retour de la vraie politique au sein du Conseil Municipal, dont les conseillers doivent être responsables devant les citoyens et non défendre les intérêts commerciaux des partis politiques actuels.

Le manque d'une véritable politique et d'un contrôle public sur la fourniture des services d'intérêt genéral ne fait que renforcer le partage post-1989 du pouvoir entre le capital privé et les politiciens qui défendent leurs propres intérêts et ceux du capital, avec comme résultat un État dépouillé de sa mission initiale. La distribution des revenus en Roumanie, entre autres à Bucarest, entre les concessions et les contrats privés, a renforcé une relation de pouvoir au détriment de l'intérêt public, et agit en faveur de la création et du maintien de la classe dominante. Seule la remunicipalisation de tous les services publics, dont celle du service de l'eau n'est que la première étape, permet de sortir de cette impasse.

[1] Report of the Commission on Romania's progress towards accession, p.45, paru à la suite de l'Avis de la Commission Européenne sur la demande officielle d'adhésion de la Roumanie en juillet 1997.

Florina Presada travaille en tant que responsable de projet auprès du Centre de Ressources pour la participation du public à Bucarest, Roumanie, depuis près de 8 ans. Elle a aidé et organisé des campagnes avec des groupes de personnes défavorisées en vue d'infléchir la prise de décision dans divers domaines. Elle s'est récemment impliquée dans le changement des partis politiques et de la loi électorale, l'accès à l'éducation de la population pauvre et les lois concernant l'habitat social. Elle est diplômée de l'Université de Bucarest en Science Politique et a un Master en politique et administration européennes du Collège de l'Europe en Belgique. 

Traduction en français d'un article De Florina Presada publié sur le site web de LeftEast